Vous n'êtes pas identifié.
Pages: 1
Réponse : 0 / Vues : 158
L'heure est venue de se débarrasser de ces pièces d'un ou deux centimes d'euros qui croupissent au fond de nos poches.
Depuis que je suis rentré en France, c'est peut-être la chose avec laquelle j'ai le plus de mal à m'habituer. Non pas la rudesse des automobilistes ni cette étrange manie qu'ont les commerçants de vous souhaiter «bon courage», comme si, après avoir acheté une baguette de pain, on partait à la guerre, mais cette avalanche de pièces de monnaie avec lesquelles il m'a fallu apprendre à cohabiter.
Au Canada, voilà longtemps qu'elles ont disparu. J'ai lu quelque part que Donald Trump souhaitait s'en débarrasser aussi. Quel grand homme! (ou pas) En France, rien de tel. Contre vents et marées, on continue de se trimballer ces pièces de 1, de 2, de 5 centimes d'euro, qui ne servent à peu près à rien sinon à alourdir inutilement les poches de nos pantalons et autres blousons.
Je marche dans les rues, lourd et clinquant comme une machine à sous. Au milieu de mon modeste appartement, j'en retrouve sous mon lit, parmi les jouets du chat, au fond des placards. Dans toutes sortes de coupelles, elles s'entassent, ces vieilles reliques cuivrées qui gisent là comme d'anciens trésors autrefois adorés, mais désormais délaissés, abandonnés, méprisés, conspués même. Je les hais autant qu'elles m'empoisonnent l'existence.
Quand j'en ai besoin, par exemple, pour régler l'achat de quelques pommes, c'est en vain que je les cherche au fond de mes poches, mais sitôt sorti du magasin, au moment de répondre à un appel urgent, je les découvre agrippées au revers de mon téléphone ou bien entassées à l'intérieur d'un sachet de pastilles rafraîchissantes, si bien cachées que plus d'une fois, par mégarde, j'ai failli en avaler une.
Je ne comprends pas pourquoi une économie moderne comme celle de la France s'entête à les conserver. Est-ce par peur de troubler l'ordinaire des petites gens qui y verraient un moyen de réduire encore un peu plus leur pouvoir d'achat? Ou bien la grande distribution y trouverait à redire, tant elle s'en sert pour améliorer encore un peu plus ses marges? À moins que les organisations syndicales s'y opposent au motif que l'arrêt de leur production engendrerait fermetures d'usines et employés au chômage?
La plupart du temps, me donnant l'impression de nager dans l'opulence, je les laisse aux commerçants. Qui sait de combien d'argent je me suis dépourvu de la sorte, autant d'euros qui m'auraient bien servi à assurer mon quotidien. Mais face à la perspective de les retrouver planquées dans les confins de ma literie, au moment même où je m'apprête à livrer assaut, je préfère les abandonner à des mains plus charitables.
Évidemment, quand l'opération Pièces jaunes commence, je ne trouve jamais l'occasion pour me délester de ma richesse accumulée. Si bien qu'avec le temps, ce n'est plus des coupelles qu'il me faut, mais des bocaux entiers.
Au supermarché, il m'arrive parfois de devenir fou quand un client tient à régler la somme due au centime près. Dans son porte-monnaie lourd comme une porte de prison, je le vois fourailler entre une montagne de pièces qui s'entassent là comme des mouches autour d'un pot de confiture. Il compte et recompte, verse au creux de sa main la précieuse offrande, s'inquiète d'avoir été trop généreux, retourne chaque pièce pour s'assurer de ne pas s'être trompé sur sa valeur, finit par donner le tout au caissier. Lequel, consciencieux comme un examinateur à l'oral de l'ENA, s'entend à vérifier que personne ne cherche à l'escroquer, avant de s'apercevoir qu'il manque un centime, un malheureux centime qui verra le client affolé remuer son porte-monnaie pour y débusquer la pièce manquante.
Au moment de payer, j'ai le regard vitreux de l'assassin à l'heure de commettre son forfait; regard qui tourne à l'écarlate quand, de sa voix bornée, le commerçant me signale qu'il ne prend pas la carte bancaire pour des achats inférieurs à cinq euros. Alors la rage, alors l'incompréhension, alors la stupéfaction avant la quête de pièces de monnaie dont la somme rassemblée manquera de peu son objectif, m'obligeant à délaisser l'objet de mon désir sur le comptoir du fromager ou de l'épicier.
Évidemment, quand l'opération Pièces jaunes commence, je ne trouve jamais l'occasion pour me délester de ma richesse accumulée. Si bien qu'avec le temps, ce n'est plus des coupelles qu'il me faut, mais des bocaux entiers pour l'entreposer. Ils reposent là au milieu de nulle part, entre une corbeille à trombones et des pots de confiture, ferraille inutile dont la contemplation quotidienne me rappelle à quel point nous vivons dans un vieux pays où nous préférons mourir d'immobilisme que rompre avec des habitudes ancrées dans des mentalités raides comme du fer forgé.
Réponse : 0 / Vues : 158
Pages: 1